Georges Charbonnier – L’unanimité définie par Jean-Jacques Rousseau consiste dans la décision unanime de respecter la décision prise par la majorité. Cette unanimité est voisine de l’unanimité que vous définissez.
Claude Lévi-Strauss – Mais bien sûr. Rousseau ne connaissait pas les exemples que j’ai évoqués, parce que les problèmes qui touchent à la vie politique des peuples primitifs n’ont été abordés que tardivement, et à son époque, on ne disposait pas d’éléments d’information suffisants. Pourtant, Rousseau a admirablement vu qu’un acte d’unanimité est la condition théorique de l’existence d’une société, principe que des populations très humbles ont su mettre méthodiquement en pratique. La grande difficulté, chez Rousseau, apparaît au moment où il essaie de passer de cette règle d’unanimité, qui est seule fondée en droit, à la pratique du scrutin majoritaire.
G. C. – C’est une unanimité d’acceptation, chez Rousseau : j’aliène ma liberté pour participer à la souveraineté.
C. L.-S. – Certes, la volonté générale n’est pas, chez lui, la volonté de la totalité, ou de la majorité de la population, exprimée en des occasions particulières ; c’est la décision latente et continue par laquelle chaque individu accepte d’exister en tant que membre d’un groupe.
G. C. – C’est cela. Nous ne sommes pas unanimes à nous décider : nous sommes unanimes à obéir à la décision prise. Il me semble que nous ne sommes pas très loin de l’état que vous venez de définir.
C. L-S. – Entièrement d’accord avec vous. Je crois que Rousseau, dans le Contrat social – puisque c’est au Contrat social que nous pensons en ce moment – a formulé l’idée la plus profonde et la mieux susceptible d’être généralisée, c’est-à-dire vérifiée sur un très grand nombre de sociétés, de ce que peuvent être l’organisation politique, et même les conditions théoriques de toute organisation politique possible.
Georges Charbonnier, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, 1961