Les rares gros au fil du temps.
Les supers riches sont-ils un effet de la modernité ?
Inégalités et fil des siècles.
« Aux derniers étages de la vie économique se rencontrent le pouvoir, la décision, le privilège efficace, qu'il soit logique ou non, qu'il réponde ou non à une morale qui nous conviendrait aujourd'hui. Aveugle, au plus a demi consciente (et encore), c'est la centralisation qui a distribué ces avantages au bénéfice de groupes régulièrement étroits. Ils peuvent changer, moins qu'on ne le dit, mais les remplaçants sont aussi maigres que les remplacés.
À Lyon, au sommet de sa prospérité, autour de 1550, les changes, les paiements des foires, c'est 80 familles de marchands italiens. Quand Plaisance est devenue, vers 1590, la nouvelle foire centrale qui domine les mouvements de l'argent européen, tout y aura dépendu d'une soixantaine de banchieri. Daniel Dessert […] recense les « traitants », « partisans » ou financiers qui apportent leur concours à Louis XIV pour percevoir les impôts de ses sujets et lui avancent l'argent dont ils se rembourseront ensuite sur le contribuable. Ces personnages essentiels sont très peu nombreux - de 1668 à 1715, en les comptant tous, on arrive au total de 693 signataires de contrats avec le roi. Si l’on retient seulement ceux qui ont signé au moins 6 contrats jusqu’à 50 et davantage, on ne met en cause que 242 personnes. Ces et financiers sont originaires, en majorité, « de la moitié septentrionale du pays, au nord d'une ligne joignant Nantes à Genève », notre éternelle charnière. Et tous s'installent à Paris qui est « le centre des affaires de finances ». Bientôt, autour de la place Vendôme, ils font construire de somptueux hôtels Si bien que la centralisation s'effectue selon deux règles : un petit nombre de personnes, une unité de lieu.
Dans ce monde étroit des traitants, la Ferme Générale a représenté le bastion essentiel, quelque chose comme la réussite majeure. Depuis le bail Falconnet de 1680, elle a été chargée, contre avance, de percevoir les gabelles, aides, traites et entrées... Soit la très grosse masse des impôts indirects. En la regardant de près, un historien signale que « les distinctions régionales […] ont ici assez peu d'importance en raison des alliances qui unissaient entre eux les fermiers généraux, alliances si nombreuses qu'il n'est pas exclu qu'une confrontation systématique des généalogies n'aboutisse à les réunir tous dans deux ou trois, voire dans une seule et même famille". […]
Un commerce aussi prestigieux que celui du Levant se rassemblait entre quelques mains Dans le Marseille qui, au XVIIIe siècle, éclate de vigueur et pousse ses navires jusqu'en Atlantique, en accord avec les Malouins, ou plus tard pour participer au commerce des îles, Charles Carrière compte 80 négociants […] A Rouen, en 1779, on n'en dénombre que 61. La haute banque, à Paris, sous la Restauration et plus tard, n'est-ce pas au plus 25 familles ?
Cette règle du petit nombre est bien plus générale que ne l'indiquent ces quelques exemples. Une règle qui a tout l'air d'une loi —immorale si vous voulez. Mais la vieille loi de Mariotte est-elle immorale ? La société, pour être, aurait-elle besoin de ces dominations de ces rappels à l'ordre ? En tout cas, que la loi plaise (ce n'est pas possible) ou déplaise, elle joue tranquillement dix fois pour une dans les sociétés étrangères à la nôtre. Nous ne sommes pas les seuls assujettis ti ses contraintes.
Les régents de Hollande, maîtres des villes et des compagnies de commerce, dominent l'économie longtemps la plus brillante d'Europe. À Cadix, au XVIIIe siècle, la ville la plus sophistiquée, s'affirme la toute-puissance du Consulado de Séville, l'ancienne ville dominante qui n'a pas renoncé à son pouvoir.
Or, en date du 12 décembre 1702, un marchand français peut écrire : « Le consulat [de Séville] consiste en quatre ou cinq particuliers [des marchands basques] qui manient le commerce suivant leurs fins particulières. Les galions et les flottes sortent quand bon leur semble et reviennent quand il leur plaît. Ils ont des gens dans les Indes [en Amérique] qui s'emparent de tous les fruits [les bénéfices) En un mot, il n'y a que ces cinq particuliers qui s’enrichissent et cela aux dépens et à la ruine des négociants ».
Mais si on parle de loi —rencontre rare en histoire comme dans les autres sciences humaines -, il faut qu'elle vaille ailleurs que dans les secteurs qui relèvent de l’argent En fait le pouvoir, toutes les formes de pouvoir appartiennent à des minorités à ce point victorieuses que, partout, elles naviguent à leur aise et pour leur avantage sur la mer immense des non-privilégiés N'est-ce pas l'occasion de reprendre le titre du livre de Pierre Goubert, Louis XIV et vingt millions de Français ? Ces vingt millions, mal liés, mal soudés entre eux et qui laissent la France, c'est à-dire leurs propres personnes et leurs biens et leur travail, à la disposition d'une aristocratie étroite. [..]
Que le cardinal de Richelieu soit devenu, en 1614, l'aumônier de la reine, Anne d'Autriche, le premier pas pour lui était franchi. Comme la première entrée d'un nouveau député au Palais Bourbon. J'avoue avoir été surpris […] en lisant sous la plume autorisée de Claude-Frédéric Lévy, merveilleux connaisseur du XVIIIe siècle, cette affirmation sans nuance : « Dans les dernières années du règne de Louis XIV, le pouvoir effectif n'était exercé ni par le monarque déclinant, ni par sa dévote compagne ; il était aux mains de deux familles ministérielles, les Colbert et les Phélipeaux. » Voilà qui ajoute un trait supplémentaire à la réaction que sera la Régence contre Louis XIV et son régime. Et non moins la disgrâce du contrôleur Desmarets, le « sauveteur » de la monarchie au bord de la faillite, qui appartenait aux deux familles.
Laissant la France derrière nous et gagnant l'Angleterre des guerres napoléoniennes, j'avoue une nouvelle fois avoir été étonné de lire, sous la plume du mestre de camp Pillet, bon observateur, que l'Angleterre au début du XIXe siècle était gouvernée par dix familles. Et que le duc de Wellington, couvert d'honneurs, n'était par rapport à ces familles qu'un serviteur, qu'un figurant, qu'un parvenu. La haute, la très haute société, serait-elle maîtresse, discrète ou non, de toutes les manifestations du pouvoir ?
Même l'histoire culturelle ne semble pas échapper à la règle du petit nombre. Lucien Febvre avait l'habitude de dire que chaque époque était dominée par une dizaine au plus de grands écrivains et penseurs, qu'à les bien connaître, à avoir lus de près, on connaissait à merveille le monde des idées de leur temps. Pour parler vite, songeons à la Pléiade ou aux « philosophes » du XVIIIe siècle, Diderot en tête. Dans le domaine de la peinture, au Bateau Lavoir, à Montparnasse, aux bois de Barbizon, aux bords du Loing. Et, dans la longue histoire des ferveurs religieuses, aux minorités qui échouent —Fénelon et ses amis ; aux minorités qui réussissent sans triompher : j'ai lu et relu avec passion le Port Royal de Sainte-Beuve... »
Fernand Braudel, L’Identité de la France, Les hommes et les choses, pages 416 et ss