L'ordolibéralisme est une école de pensée économique, parfois appelée « école de Fribourg », qui a émergé en Allemagne dans les années 30.
Ses principaux penseurs sont :
- Walter Eucken, mort à Londres en 1950 ;
- Alexander Rüstow, mort en 1963 à Heidelberg ;
- Wilhelm Röpke, décédé en 1966 à Genève ;
- Franz Böhm, disparu en 1977 ;
- Alfred Müller-Armack, mort en 1978 à Cologne.
Ce courant de pensée servit de base idéologique au modèle rhénan d’économie sociale de marché. La construction européenne en fut imprégnée.
Aujourd’hui, en France, évoquer l’ordolibéralisme marque souvent une défiance vis-à-vis d’une Allemagne rigoureuse. Ce positionnement offre l’avantage d’exonérer ceux qui l’adoptent de leurs responsabilités dans les politiques décidées collectivement.
Exemple emblématique, Jean-Luc Mélenchon, qui, dans un discours de 2015, appelait à dire « stop à l’Allemagne », « à son intransigeance égoïste », l’accusant d’ « imposer l’austérité qui étouffe l’activité », de « plonger l’économie européenne dans la déflation », concluant sur la nécessité d’abandonner cet « ordolibéralisme allemand qui annexe l’Europe ».[1]
Si l’on se penche sur ce que défendent les ordolibéraux plutôt que sur ce qu’en disent ceux qui en causent, on voit que l’ordolibéralisme est favorable à une taxation progressive qui permettrait de canaliser la production vers la satisfaction de besoins primaires pour la majorité plutôt que vers des produits de luxe au bénéfice d’une minorité. En outre, ils souhaitent qu’il soit tenu compte des externalités, notamment des dégâts environnementaux.
Si l’ordolibéralisme défend la propriété privée et dénonce le dirigisme, il laisse ouverte la possibilité que l’État détienne certaines entreprises – à condition que ces entreprises ne grippent pas la formation des prix.
Ludwig Erhard, ministre de l’économie, vice-chancelier, puis chancelier de la RFA entre 1949 et 1966, que l’ordolibéralisme inspirait, déclarait : « ce que vise ma politique libérale, c’est de créer les règles du jeu que l’État doit faire appliquer, comme l’arbitre sur un terrain de football ».
Certains ordolibéraux, par exemple Rüstow, défendent une réforme radicale du régime des successions conduisant à une quasi-abolition de l’héritage.
Le même dénonçait le fait qu’en Allemagne[2], « l’idolâtrie du niveau de vie ait pris une forme qui conduit à ce que le statut social d’un homme soit mesuré en termes de possessions ».
L’ordolibéralisme est un libéralisme né de la critique du libéralisme. Il se veut un libéralisme de la dignité. Un libéralisme de la sobriété. Il se nourrit de la lecture de Kant et de Husserl. Il s’inspire également des travaux de la doctrine sociale de l’Église.
L’ordolibéralisme s’appuie sur deux idées essentielles : la supériorité de l’économie de marché et la nécessité d’un « État arbitre ».
Le capitalisme « rhénan » pratiqué en Allemagne, en Suisse, aux Pays-Bas et en Europe du Nord, ainsi qu’au Japon, valorise la réussite collective, le consensus, la préoccupation pour le long terme, le financement par les banques plutôt que par la bourse, la protection sociale, la concurrence contre les monopoles, la stabilité monétaire. Ce modèle, connu sous le nom d’« économie sociale de marché »[3], a démontré son efficacité et sa pérennité —même si on peut le considérer moins excitant que le capitalisme étasunien ou le socialisme soviétique ou chinois.
Les ordolibéraux, avaient prévu de nombreuses évolutions ou phénomènes historiques : la folie meurtrière du nazisme ; les impasses et les échecs du totalitarisme ; le danger de politiques monétaires accordant une place excessive à la finance par rapport à l’économie réelle ; l’augmentation constante de l’endettement ; la création de bulles spéculatives sur les marchés boursiers ou immobilier ; le risque d’affaiblissement de la classe moyenne ; l’impasse du consumérisme ; la destruction de l’environnement ; l’entassement des humains dans des cités de plus en plus invivables ; l’évolution de la politique vers plus de vulgarité et de médiocrité ; la croissance inéluctable d’un interventionnisme inefficace.
Les ordolibéraux avaient observé que l’ingérence de l’État dans l’économie n’apporte pas plus de stabilité mais semble inexorablement entraîner une dérive totalitaire, comme le démontrèrent les régimes hitlérien ou stalinien.
Remarquons que pour les ordolibéraux, une économie sous la coupe de monopoles privés ne vaut pas mieux qu’une économie sous la coupe de l’État.
Ils défendent que la famille, la commune, l’État, le spirituel, l’éthique, l’esthétique, le culturel, sont plus importants que l’économie qui n’en est que la condition.
Pour les ordolibéraux, la concurrence est à la fois le secret et la raison de la supériorité de l’économie de marché. Elle comprend deux dimensions : c’est un système qui stimule la création de richesses parce qu’il constitue une incitation pour les producteurs ; elle permet aussi d’empêcher les rentes et les abus. Elle permet enfin d’aligner l’intérêt particulier et l’intérêt général.
Les ordolibéraux expliquent que si le protectionnisme peut apparaître séduisant, il a des effets dommageables puisqu’il réduit le pouvoir d’achat, renforce le pouvoir étatique et favorise la nationalisation des capitaux ainsi que la réduction de la mobilité des facteurs de production. Il renforce en outre les tensions et les conflits entre les nations.
L’ordolibéralisme valorise le commerce international, car les barrières douanières ont très souvent des effets négatifs : elles déstabilisent des secteurs entiers, créent à leur tour de nouvelles situations de rente, impliquent des représailles et abaissent le niveau de vie tout en nourrissant un discours nationaliste potentiellement dangereux. Bien sûr, il peut exister des exceptions au libre-échange, liées soit à certains secteurs (comme ceux de la défense ou des technologies indispensables à la préservation de la souveraineté), soit à certaines situations (comme la concurrence inéquitable d'entreprises présentant des bilans sociaux ou environnementaux par trop déplorables).
Les ordolibéraux préconisent l’indépendance de l’autorité en charge de l’émission monétaire. À ceux qui estiment que cette indépendance est antidémocratique au prétexte que la monnaie devrait rester aux mains du pouvoir exécutif, ils répondent que c’est le contraire : de la même façon que dans une démocratie une même entité ne peut à la fois définir le droit et le faire appliquer, un même organe ne devrait pas gérer la monnaie et définir la politique économique.
Les ordolibéraux redoutent l’accroissement constant du poids des fonctionnaires dans la population active craignant que ceux-ci « qui ont la réglementation dans l’âme », défendent le développement d’un interventionnisme stérélisant[4].
Sur un plan plus théorique, les ordolibéraux se montrent critiques du keynésianisme auquel ils reprochent de se fonder sur des concepts simplificateurs tels les propensions moyenne et marginale à consommer ou le multiplicateur, ou sur des agrégats généraux comme la consommation, l’investissement ou la production ; une « mécanique » séduisante, mais insuffisante pour comprendre le fonctionnement réel de l’économie.
Pour l’ordolibéralisme, subsumer l’humain derrière des formules et des agrégats équivaut à le considérer comme un engrenage ou une équation, ce qui est totalement contraire à sa philosophie.
Toutefois, malgré sa méfiance à l’égard des politiques interventionnistes, l’ordolibéralisme préconise un État fort dans des périmètres d’action précis.
Un État libéral peut et doit percevoir une partie du revenu national afin de le consacrer au financement de la défense nationale, des assurances sociales, de la sécurité, des services sociaux, de l’enseignement et de la recherche.
L’ordolibéralisme prône un État incorruptible, à la fois impartial et partenaire, qui organise et surveille l’économie.
Selon Benjamin Constant[5], cité par Röpke : « Le gouvernement en dehors de sa sphère ne doit avoir aucun pouvoir ; dans sa sphère, il ne saurait en avoir trop. »
L’État se doit d’intervenir en utilisant l’arme juridique et en recourant à des organismes indépendants garantissant que la concurrence opère efficacement dans l’économie. Ils appellent de leurs vœux une véritable constitution économique qui fixerait les principes de fonctionnement d’un marché concurrentiel, de la même façon qu’une constitution politique recense les principes de fonctionnement d’une démocratie.
Les ordolibéraux se méfient par ailleurs de l’exploitation privée des ressources naturelles, ce qu’ils appellent « l’exploitation rapace des trésors naturels ».
Les membres du réseau « Résistance à l’Agression Publicitaire » goûteront l’opposition des ordolibéraux aux excès de la publicité qui se traduisent par des prix plus élevés, qui enlaidissent nos villes et nos campagnes, qui abîment nos yeux et nos oreilles et possiblement notre cerveau.
Les ordolibéraux voient d’un très bon œil une participation accrue des salariés à la gestion de leur entreprise ; de même que l’existence de syndicats puissants.
Les ordolibéraux considèrent qu’une société marquée par trop d’inégalités de revenus et de patrimoines n’est ni souhaitable ni pérenne. Or cette protection ne peut être assurée efficacement que par des mécanismes redistributifs gérés par l’État.
Ils ne veulent toutefois pas éradiquer les hauts revenus, qui, outre le fait de rémunérer l’effort, la réussite ou le talent, peuvent contribuer à l’intérêt général en offrant des débouchés à certaines activités, à certains secteurs. Par ailleurs, ils constituent des sources de financement pour de nouveaux investissements ; ils contribuent au soutien des associations et au mécénat.
L’ordolibéralisme regrette la dépendance des assistés envers les administrations assistantes. Un tel lien de dépendance leur semble contraire à ce que devrait être un vrai progrès social.
Le principe d'une allocation inconditionnelle (revenu de base, allocation universelle, revenu d'existence, impôt négatif[6]) pourrait permettre l'exercice de cette liberté.
Les ordolibéraux soutiennent l’existence des contre-pouvoirs, des corps intermédiaires, et des citoyens, pour borner l’ambition de l’État pour que vivent la liberté et la sécurité.
À l’inverse, l’idée que la « souveraineté du peuple » n’existerait qu’à travers l’État omnipotent constitue pour eux un mythe dangereux qui implique la possibilité d’un pouvoir totalitaire. Et ce, y compris quand celui-ci est issu d’un processus électif[7].
Ils aspirent également à ce que la Justice soit dotée des moyens d’exercer son pouvoir et à ce qu’elle soit, elle aussi, indépendante des élus. Ils recommandent l’existence d’une presse libre et active ; ainsi que la valorisation de la raison et de la démarche scientifique dans l’action politique.
L’ordolibéralisme est une pensée concrète. Pour ses tenants, les sciences économiques qui ne seraient fondées que sur la théorie néo-classique développée au XIXe siècle, avec la modélisation mathématique abstraite qui l’accompagne sont inaptes à satisfaire les besoins sociaux.
Pour eux, croire en la « main invisible du marché[8] » est une erreur. Voir en l’être humain un homo economicus guidé par ses seuls intérêts, la maximisation de son utilité, son égoïsme et sa rationalité est profondément réducteur.
Une société dont la jouissance matérielle constituerait le fondement deviendrait « monstrueusement productive et monstrueusement stérile, rassasiée et affamée, livrée à un sentiment d’ennui démesuré[9] ».
Une politique ordolibérale ne saurait avoir pour seul objectif de rendre les humains plus libres et plus riches sur le plan pécuniaire. Elle doit aussi leur permettre d’être plus heureux, plus sereins, plus solidaires, plus riches aux plans spirituel et culturel.
Rüstow, récusa la notion de « croissance » pour lui substituer celle de « qualité de vie »[10].
L’être humain, qui voit sa personnalité spirituelle et morale disparaître, perd son sens critique. Il se laisse séduire par les idées les plus folles, les plus grégaires, les plus simplistes. C’est ainsi que les totalitarismes que furent le national-socialisme, le fascisme et le communisme conquirent les esprits au XXe siècle. L’un des traits communs à toutes ces idéologies est justement de s’appuyer sur le culte du grand, du colossal, de la puissance et de l’uniformisation. Comme si ces éléments pouvaient faire advenir des lendemains enchantés.
En 1958, Röpke écrit : « L’homme ne vit pas de radios, d’autos et de réfrigérateurs, mais de tout l’univers, qui est au-delà du marché et des chiffres d’affaires, et qui n’est pas à acheter ; il vit de noblesse, de beauté, de poésie, de grâce et d’esprit chevaleresque, d’amour et d’amitié, de simplicité, de communauté, d’un dépassement de l’immédiat et de liberté.[11] »
Sur un autre plan, la démographie soucie les ordolibéraux ; à l’opposé de beaucoup d’économistes qui jugent positive l’augmentation de la demande et de la consommation due à l’explosion démographique. Outre l’exploitation et la destruction inévitables de nos environnements naturels, ils craignent que cette explosion n’entraîne des conséquences défavorables pour la vie bonne[12].
Au cours des deux derniers siècles, le libéralisme a démontré sa supériorité sur les autres systèmes. Et ce, tant dans sa traduction économique, puisqu'il a permis une création de richesses inédite dans l'histoire de l'humanité, que dans son expression politique, puisqu'il est le seul à avoir prouvé sa compatibilité avec la démocratie et le respect des droits de l’homme. Pour autant, la forme qu'il a prise depuis cinquante ans sous l'influence de Friedrich Hayek et, plus encore, de Milton Friedman, appelée communément « néolibéralisme », est dans une impasse.
Considérer que l'entreprise ne doive de comptes qu'à ses actionnaires est néfaste. Laisser certaines multinationales devenir puissantes au point de challenger les états est une erreur. Faire de la rentabilité du capital et de la croissance des agrégats monétaires les seuls indicateurs pour mesurer les progrès de nos sociétés est réducteur et démotivant. Fermer les yeux sur certaines inégalités ou sur les dommages que notre civilisation cause à l'environnement est stupide et mortifère.
L’ordolibéralisme est une voie d'équilibre, nuancée et pragmatique, qui cherche à réconcilier liberté économique, exigence sociale et dignité humaine, à travers la stabilité budgétaire et monétaire, un État régulateur, un projet politique vaste ainsi qu'une attention éminente portée à la culture, au spirituel, à la nature.
L'aspiration ordolibérale pour l'Europe n'ambitionne pas de former un bloc impérialiste, ni de construire un étage bureaucratique supplémentaire. Elle est de bâtir une confédération d'États sur le modèle helvétique, dont l'architecture institutionnelle s'approche de l'organisation souhaitable pour les communautés humaines : une structure fédérale (ou confédérale) composée d’entités partageant des politiques convergentes en matière économique et sociale, et disposant des moyens de se défendre contre ses ennemis.
Une société inspirée par l'ordolibéralisme serait constituée de citoyens responsables formant une classe moyenne la plus large possible, ce qui infère des mécanismes redistributifs évitant les trop grands écarts de revenu et de patrimoine, mais aussi des investissements importants en matière de santé, d'éducation et de sécurité.
Ref. :
- « Pour un libéralisme humaniste », Alexis Karklins-Marchay, Presses de la Cité, 2023
- « Néolibéralisme(s) », Serge Audier, Grasset, 2012
- « L’ordolibéralisme et la construction européenne » Michel Dévoluy, Revue internationale et stratégique, 2016
- Wikipédia
[2] : Durant les années 1950-1960.
[3] Soziale Marktwirtschaft
[4] Cf. « Le Peuple contre la démocratie » Yascha Mounk, 2018.
[5] 1767-1830
[6] https://impotnegatif.fr/
Impôt Négatif Français (INF) = 25 % x Revenus - 500 € x Nombre d'adultes"
Contribution Santé Universelle (CSU) = 25 % x (Revenus - Seuil d'activité)"
Allocation Familiale Unique (AFU) = 250 € pour chaque enfant mineur à charge"
[7] Cf. « Le Peuple contre la démocratie » Yascha Mounk, 2018.
[8] expression forgée par Adam Smith (1723 -1790) qui désigne la théorie selon laquelle l'ensemble des actions individuelles des acteurs économiques, guidées par l'intérêt personnel de chacun, contribuent à la richesse et au bien commun.
[9] Colm Brogan (1902-1977)
[10] Lors du colloque Walter Lippmann, un rassemblement de 26 économistes et intellectuels libéraux organisé à Paris du 26 au 30 août 1938. S’il y fut discuté de la capacité du libéralisme à faire face aux problèmes de l’époque, c’est aussi une des premières fois où les participants s’interrogèrent pour savoir s’il convenait de conserver le mot « libéralisme » ou bien d’adopter celui de « néo-libéralisme ». Le colloque Walter Lippmann « peut être considéré comme l’acte de naissance officiel du nouveau libéralisme ».
[11] Wilhelm Röpke, Au-delà de l’offre et de la demande - Jensseits von Angebot und Nachfrage (1958)