Dans les années 90 « Les épiceries-boucheries musulmanes commencent à se multiplier dans les grandes agglomérations françaises. Le marché se développe par le bas et se heurte rapidement à une offre limitée d'animaux dits de « réforme », c'est-à-dire selon les définitions professionnelles, des bêtes arrivées à la fin de leur carrière de reproductrices, ou des animaux de moindre conformation, maigres ou au développement musculaire insuffisant. Un nombre croissant de familles ont alors recours à l'abattage à la ferme, parfois pour se partager des carcasses de jeunes bovins, mais surtout pour se procurer les viandes d'agneaux et de moutons qui agrémentent de nombreux plats traditionnels africains. Cette demande fait le bonheur des éleveurs d'ovins durement frappés par les restructurations économiques de la Politique agricole commune, auxquelles s'ajoutent les crises sanitaires des années 1990 et 2000 (fièvre aphteuse notamment). Durant cette période, la grande distribution se montre assez indifférente à la demande intérieure des migrants. Elle ne croit pas plus en son développement que les sociologues de l'époque qui, négligeant de l'étudier, prophétisent son extinction avec les jeunes générations scolarisées et donc nécessairement sécularisées. Pourtant, les cuisines maghrébines, turques, sénégalaises ou comoriennes restent tout aussi vivantes, tout comme la culture du pays d'origine avec laquelle, du fait de la multiplication des paraboles, les familles issues de l'immigration gardent un lien continu. Les jeunes moins impliqués dans la transmission culinaire et plus ouverts aux modalités de la cuisine française demeurent cependant respectueux des interdits alimentaires transmis par les mères. Ils mangent « halai ». Cette nouvelle donne est entraperçue par quelques chercheurs qui ont tendance à en minimiser l'ampleur. Il faut dire que les politologues comme Gilles Kepel, Vincent Geisser ou Khadija Mohsen-Finan et les démographes comme Michèle Tribalat font de cet attachement aux interdits alimentaires une mesure de l'intégration. Le respect de ces interdits traduit un faible désir d'intégration et un repli identitaire sur la communauté religieuse, alors que son affaiblissement indiquerait une volonté d'assimilation chez l'individu. Or, selon cette grille, le respect quasi total de l'interdit du porc, l'engouement très important pour le halal, le suivi très élevé du jeûne de Ramadan aboutissent à la conclusion qu'une immense majorité d'individus ne sont pas en voie d'insertion. La plupart des chercheurs en sciences sociales renoncent à comprendre ce phénomène et se tournent vers d'autres indicateurs. »
Le Marché halal ou l’invention d’une tradition, Florence Bergeaud-Blackler, éditions du Seuil, 2017 - emplacement 612 / 4270