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Philippe Juvin,

« Pour une histoire de la nation européenne »

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Dans la mémoire des Européens, l'histoire de l'Europe n'existe pas. Seule compte l'épopée des nations. Dans les manuels scolaires aussi, l'Europe ne naît qu'avec la CEE. Toute la gloire du passé appartient officiellement aux nations. Comme si celles-ci n'avaient rien construit en commun dans leur histoire...

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Le « grand tout » : un esprit universel plus que des frontières définitives Bien sûr, quand on affirme qu'il y eut dans l'histoire des moments où la nation européenne prit forme, on ne parle pas de l'Europe d'aujourd'hui avec ses frontières actuelles. On parle de ses principes. Les limites géographiques de la nation européenne dont nous somment les héritiers évoluèrent dans le temps. Au moment des guerres contre les Perses, le Péloponnèse était l'Europe. À son apogée, l'Empire romain fut l'Europe. La péninsule ibérique de la Reconquista fut l'Europe... Chacun de ces « grands tout » portait des principes dont les échos frappèrent tout le reste du continent, sur le moment ou secondairement. La nation européenne surgissait chaque fois que les hommes se détachaient des rives du déterminisme national pour voguer vers la haute mer de l'universalité. Ces hommes parlaient au nom de principes qui sublimaient les stricts intérêts de leur cité ou de leur État d'origine. Quand le 19 mai 1565, 512 chevaliers de l'Ordre de Malte défendirent leur île contre les 120 000 hommes de Mustapha, c'est la chrétienté tout entière qui comptait sur eux pour défendre une certaine idée de la civilisation. Malte, alors, incarnait bien la nation européenne. Quand des révolutionnaires osèrent arrêter, juger et exécuter un roi de droit divin pour instaurer une République, la France fit trembler toutes les monarchies : en elle bouillait le sang de la nation européenne. Quand Varsovie humiliée et martyrisée se souleva deux fois contre les nazis, tous les peuples humiliés et martyrisés la regardèrent comme le lieu où revivait l'espoir de la liberté : Varsovie était la nation européenne.

Chacun de ces événements, pourtant limités géographiquement, illuminèrent durablement l'Europe entière. C'est en cela qu’ils peuvent être considérés comme des symboles de la Nation européenne, Le « grand tout supranational » fut aussi le Latium de Romulus, l’Europe du Nord de l'Union de Lublin, l'Allemagne de Luther, l'Italie de la Renaissance, la Hollande de l’Age d'Or, la France de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, l'Irlande de la Grande famine, la Pologne de Solidarnosc. Autant de symboles de la nation européenne.

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L'homme européen voyage comme Ulysse, réfléchit comme Platon, discute comme Cicéron et raisonne comme Descartes Même si la liste n'est pas limitative, c'est bien en Europe que naquirent et s'épanouirent les inventions décisives. Les systèmes philosophiques, le théâtre, les droits de l'Homme, l'opéra, le roman, le romantisme, l'art gothique, l'art roman, le communisme, l'impressionnisme, le surréalisme, l'électricité, la machine à vapeur, la chimie moderne, les jeux Olympiques, les antibiotiques, le cinéma, la psychanalyse, la montgolfière, le chemin de for et la pop-music. Pourquoi ? Parce que l'homme européen réfléchit comme Platon, discute comme Cicéron, voyage comme Ulysse et raisonne comme Descartes. La réflexion, la discussion et les voyages permirent l'épanouissement intellectuel qui fit de l'Europe une terre de création et d'innovation. L'Europe sut aussi s'emparer des idées des autres, se les approprier, les faire circuler, les enrichir et les développer.

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L'homme européen est libre

Cette question de l'amour de l'homme européen pour la liberté - de voyager, de critiquer, de penser, de créer - est donc une caractéristique fondamentale de notre civilisation, qui la résume en quelque sorte. Que l'on se rappelle le scandale que provoqua Le déjeuner sur l'herbe : Manet l'eût-il peint s'il avait été ottoman ? La Magna Carta eût-elle été adoptée en Russie ? L'exégèse des textes religieux, qui est une caractéristique de l'Europe, a ouvert la porte à toutes les libertés intellectuelles : quand l'Homme a le droit de critiquer un texte sacré, il devient libre de produire toutes les œuvres de l'esprit. L’analyse critique du Coran a-t-elle été possible dans les pays musulmans ? Dans quel pays d'Orient ou d'Asie, l'intellectuel laïque, critique et indépendant eût-il pu s'épanouir ? L'Encyclopédie, qui mettait aux yeux de tous l'ensemble des connaissances du moment, aurait-elle pu être écrite dans une Inde ou un Japon si cloisonnés dans leur déterminisme social ? Pourquoi les grands voyageurs chinois se contentèrent-ils d'observer le monde sans rien lui apporter ni en tirer aucune leçon pour eux-mêmes, alors que l'Europe s'exporta et s'enrichit à la fois avec ses Marco Polo et ses Magellan ? Toutes ces illustrations témoignent d'un génie commun au continent européen. Un dixième de ces traits eût suffit à bien des États pour se construire une légende nationale et s'en draper de gloire. Il est temps que l'Europe se saisisse elle-même de ces éclats de fierté, et se bâtisse à son tour sa propre épopée, qu'il faudra bien qualifier de nationale, au sens de la nation européenne.

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Tag(s) : #Europe
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