Le point de vue de Patrick Devedjian sur la manière dont fonctionnent nos institutions.
« La monarchie, autrefois tempérée par les lois fondamentales du royaume, n’a cessé d’évoluer vers plus d’absolutisme et le prétexte le plus efficace en fut l’état d’urgence provoqué par la guerre de religion entre catholiques et protestants. On a dit que l’histoire ne se répétait pas mais qu’elle bégayait.
Finalement et malgré la Révolution, rien n’a jamais profondément changé dans l’organisation du pouvoir en France. La haute administration est devenue la nouvelle aristocratie ; après avoir fait son apprentissage dans les services de l’État, la plupart de ses meilleurs élèves se recyclent dans les sociétés du CAC40. Les élus locaux ont repris la place du Tiers-État sous le contrôle étroit d’une administration préfectorale la plus importante du monde démocratique. Et la presse donne des leçons de morale comme le faisait le clergé.
Enfin à la place du roi, un monarque beaucoup plus puissant ne voit son pouvoir contenu que par la précarité de sa durée, mais il gouverne avec l’obsession quotidienne de le prolonger et une dépense publique sans retenue est à cet égard son instrument favori.
Depuis que les élections législatives succèdent immédiatement à l’élection présidentielle, le Parlement procède en fait du Président, et la majorité de l’Assemblée nationale ne trouve plus sa légitimité que dans le patronage qu’il lui accorde. Cette anodine réforme du calendrier électoral a dévitalisé l’Assemblée nationale : désormais les députés ne sont plus élus que sur le fondement de leur relation avec le Président.
La loi est élaborée dans les cabinets ministériels sous le contrôle du Conseil d’État et sous l’impulsion du Président, souvent inspiré par l’actualité la plus immédiate, voire par les faits divers orchestrés par les médias. L’Assemblée finit, à quelques exceptions près, par consentir la loi qui lui est proposée au motif longuement ressassé qu’il s’agit d’une promesse du Président !
Les décisions de justice sont rendues après un temps infini et n’interviennent bien souvent qu’après avoir perdu de leur intérêt, manquant ainsi leur rôle de régulateur de la société.
Les finances publiques sont aussi calamiteuses que sous l’Ancien Régime. Quant à la fiscalité, elle est plus obscure encore et tout aussi injuste.
Le président de la République est devenu la seule source de légitimité de l’action publique et il dispose de plus de pouvoirs que n’importe quel chef d’État démocratique. Tout remonte à lui, tout est attendu de lui et on ne lui pardonne rien. Car les Français sont aussi monarchistes que régicides et c’est ainsi qu’ils se croient républicains.
Le Premier ministre est choisi en fonction de sa relation avec le Président et non pour son poids politique comme dans les pays où le Parlement compte un peu. Souvent même il s’agit de lui conférer ce poids pour une succession éventuelle. Il participe alors d’une forme d’adoption cooptative qui rappelle celle des empereurs romains.
Les ministres sont avant tout des porte-parole au discours formaté, parfois même le message est seulement contenu dans leur titre qui ne dure que le temps d’une coupure de presse comme le secrétaire d’État à l’Egalite réelle. Les directeurs de cabinet sont mieux payés que leur ministre et désormais le coiffeur du Président aussi.
Les ministres ont une durée réduite dans leur poste, mais il est vrai qu’ils n’ont pas été choisis pour leur aptitude au domaine qui leur est confié. À peine ont-ils appris qu’ils sont changés, cependant que les chefs de service, eux, demeurent avec leurs certitudes.
L’Inspection générale des finances a démontré, dans un rapport au vitriol, l’explosion de la dépense publique au sein des 1 244 agences d’État, dont la liste s’allonge à la cadence moyenne de deux par mois et qui échappent au contrôle réel des ministères dont ils sont en fait un démembrement autonome. L’Inspection écrit pudiquement « l’exercice de la tutelle reste insuffisamment stratégique ».
La centralisation généralisée, malgré la Constitution, provoque l’embolie administrative par une excessive réglementation qui décourage les entrepreneurs.
Le Président doit prendre des centaines de décision sans jamais se tromper : il y faut presqu’un génie. Certaines demandent beaucoup de courage car impopulaires ou incomprises : il y faut presqu’un héros. Sa vie est scrutée comme par un microscope ou un scanner : il y faut presque un saint.
Comme dans un conte. Tous les cinq ans, le corps électoral doit trouver une personne approchant ces qualités exigeantes. Et comme dans un conte, de plus en plus de candidats croient pouvoir répondre à cet appel, on ne sait jamais ! Il faut être candidat pour exister et pour compter. Saint-Simon aurait pu dire qu’il y a autant de honte à en être qu’à ne pas en être.
Aucun d’entre eux n’a semble-t-il imaginé de réduire ou de partager ces pouvoirs exorbitants qui font l’objet d’une compétition féroce. En tous les cas, personne n’en fait son programme.
Contre vents et marées, notre organisation administrative et politique demeure hiérarchique et verticale, militaire pour tout dire. La vieille sagesse grecque suivant laquelle on est toujours plus intelligent à plusieurs ou le check and balance des pères fondateurs de la démocratie américaine, ce n’est pas pour nous.
L’élection présidentielle française tétanise la société politique ; à peine a-t-elle eu lieu que chacun pense à la prochaine et parfois même avant. Les partis politiques qui étaient les écoles de la démocratie sont devenus des écuries politiques. Tout chef de parti a vocation à devenir président de la République.
Les programmes n’ont pas pour objet de répondre aux problèmes du pays mais de séduire l’opinion. C’est ainsi qu’ils sont tous aujourd’hui focalisés sur le terrorisme. C’est aussi la raison pour laquelle la loi est souvent redondante ou même répétitive : il s’agit moins de légiférer que de faire de la propagande.
La monarchie, autrefois tempérée par les lois fondamentales du royaume, n’a cessé d’évoluer vers plus d’absolutisme et le prétexte le plus efficace en fut l’état d’urgence provoqué par la guerre de religion entre catholiques et protestants. On a dit que l’histoire ne se répétait pas mais qu’elle bégayait.
Les libertés individuelles rétrécissent chaque jour un peu plus mais avec les meilleures intentions du monde : sécurité, santé, dignité, solidarité…
Et on voudrait que les Français aient le moral ! Pourtant ils se rendent compte de la situation de leur pays qui ne cesse de décliner dans le rang des nations et ils perçoivent le profond décalage qui s’aggrave entre la société politique et la société civile. Mais ils ne savent toujours pas se gouverner. »
Patrick Devedjian
14 Septembre 2016